top of page

Aurevoir

Dernière mise à jour : 1 mai 2023

Le téléphone sonne. Il est 23h, c’est mauvais signe. Habituellement, mon gsm est éteint. Mais depuis quelques temps, je le laisse sur ma table de chevet, branché sur le secteur pour avoir assez de batterie en cas d’urgence. On ne sait jamais.



"Mademoiselle", me dit l’infirmier de nuit, "je suis désolé de vous déranger. Je vous appelle pour vous dire qu’il est parti. Il faudrait que vous veniez maintenant. Pouvez-vous lui apporter des vêtements ?"


Ma tête se vide. Mon souffle est court et pressé. Le sang dégringole de mes tempes jusqu’à mes talons. Je me sens mal.


"J’arrive", parviens-je à grommeler.


D’un coup, le monde n’est plus le même. Il est parti. Soyons clairs, il est mort.


La route jusqu’à chez lui me parait durer une éternité. Je ne pleure pas, je n’y arrive pas. Trop de choses à penser... Quelle chemise ? Plutôt bleu ou noir le pantalon ? Est-ce bien utile ? Je vais prendre sa ceinture préférée. Et bien sûr, un mouchoir… On ne sort jamais de chez soi sans un mouchoir.


Il est minuit quand j’arrive sur le pas de sa porte. Le nom sur la sonnette est presque effacé comme s’il était parti depuis un moment déjà.

Le son de la clé dans la serrure résonne dans la maison vide. Je suis étrangère à ce lieu. Je ne suis pas chez moi. Les ombres et l’écho de mes pas me le rappellent à chaque mouvement.

Les meubles me regardent passer et me hurlent de faire vite. Tout est oppressant. Je sens la crise de panique arriver. Je m’assieds du bout des fesses sur le fauteuil de mon père pour reprendre mon souffle. Ce peut-il qu’il m’observe ? Je me secoue et vais à l’étage pour trouver dans sa penderie la tenue adéquate.

J’embarque à la hâte un complet marron d’un autre âge et une chemise blanche. Sur la poche de celle-ci est brodée une voiture des années 50. Sa préférée. Il a toujours été amateur de véhicules anciens. J’oublie la ceinture et le mouchoir.

Je reprends ma voiture et fonce à toute allure vers le centre médical où il était logé ces derniers jours.


A mon arrivée, je n’ai pas besoin de sonner, l’infirmier se précipite à ma rencontre et m’ouvre la porte. Ses yeux débordent de compassion et d’empathie. J’ai envie de lui parler de tout autre chose. J’avance dans la pénombre austère que dégage une clinique en pleine nuit. La faible lueur des néons est suffisante pour se repérer dans les couloirs mais n’engage pas à la conversation. Je suis mal à l’aise et maladroite. Je manque de faire tomber ma pile de vêtements alors il me la prend des bras.


"Merci", dis-je, l’air un peu bête.

"Je vous en prie, voulez-vous le voir ?" me demande-t-il doucement.


Mes yeux s’arrondissent. Dans mon esprit, les pièces du puzzle commencent à se mettre en place. Jusqu’à cet instant, ma seule mission était d’apporter des vêtements. Je n’imaginais pas la suite. Le voir ? J’imagine que je dois dire oui. J’aimerais refuser, rentrer chez moi, me rendormir et puis l’appeler demain pour prendre de ses nouvelles.

J’ai l’impression d’être dans les coulisses d’une mauvaise série télé. On me dira bientôt que je suis dans le champ et qu’il faut que je me bouge. Je n’appartiens pas à cette réalité. J’ai envie de fuir.


"Hum. Oui merci", dis-je néanmoins.


En passant près de moi, l’infirmier pose sa main sur mon épaule et me promet qu’il sera juste à côté si j’ai besoin de soutien.


Il me conduit devant la porte de la chambre 12. Elle est jaune pâle et une étiquette portant le nom de mon père est agrafée sur le panneau à gauche de la serrure. Sur cette étiquette, le trait est plein, bien coloré. Il n’a pas encore eu le temps de s’user. Un peu d'espoir pointe en moi. Quand je passerai le pas de cette porte, il sera assis dans le petit fauteuil, près de la fenêtre. Il me demandera de faire des mots fléchés avec lui et soufflera sur le café qui est trop chaud, trop fort, pas assez sucré.

Je reprends contenance et souris à l’infirmier dont le regard, laissant deviner un soupçon de pitié, me déstabilise. J’ouvre la porte et le vois allongé sur son lit, paisible. Étrangement fixe. C’est la première fois que je vois un mort.


Je bascule en un instant dans une autre réalité. Où suis-je ? Qu’est-ce que je fais là ? Que suis-je censée faire ? Je l’ai vu, puis-je partir ? Pourquoi devrais-je rester ?

On dit sans cesse que les gens sont partis. Partis où ? Il est bien là, puisque je le vois. Et il ne dort pas. Il est mort. Les gens meurent. Voilà ce qu’on devrait dire.

Je me sens bête, la colère monte en moi. J’en veux à l’infirmier de m’avoir annoncé une fausse vérité. Je lui en veux de m’avoir dit qu’il était là pour moi, je ne veux pas de lui. Je ne veux personne. Je veux rentrer chez moi, retourner sous ma couette et me rendormir. Je veux l’appeler demain pour prendre de ses nouvelles.


La nuit est longue et chargée. J’appelle les pompes funèbres, je choisis un cercueil, la couleur d’une carte de remerciement et pense déjà aux musiques qui l’accompagneront pendant la cérémonie d’adieu.


J’ai son portefeuille dans mon sac. Dedans, un peu d’argent, quelques cartes et quelques bouts de papiers. Parmi eux, une photo de moi enfant. Le croque-mort me demande sa carte d’identité, il me faut quelques secondes pour oser la sortir de son étui et la lui tendre. Comment un geste aussi simple peut-il sembler si lourd ? Chaque mouvement pèse une tonne. Je me sens comme une enfant qui vole un petit billet.


"Vous me la rendrez n’est-ce-pas ? Il pourrait… Enfin je veux dire… Je pourrais encore en avoir besoin".

"Bien sur Madame, tout de suite", me dit-il un peu gêné.


Les heures s’enchainent dans une ambiance un peu cotonneuse. Je réponds mécaniquement à ce que l’on me demande. Je ne pleure pas. Je ne réalise pas vraiment. Je suis maintenant passée plusieurs fois à côté de lui et déjà, je me suis habituée. Je découvre la chambre comme si elle était la mienne. J’y ai mes points de repères. Ma veste est posée sur le bord du fauteuil. J’ai vidé les armoires et je sers du café aux amis de mon père qui rendent visite. A la fin de cette première journée, j’accompagne les derniers vers la sortie et les remercient. Je rends le plateau chargé de tasses à café vides aux cuisines, nettoie légèrement l’espace et ferme la porte. J’ai besoin de repos, je suis épuisée. Demain, je retourne chez lui.


La nuit est courte, mais je tombe dans un sommeil profond. Sans rêve. Au petit jour, j’ouvre les yeux avec la sensation de les avoir tout juste fermés. Lorsque j'envisageais ce genre de situation, je m'imaginais tracassée, en proie à des pensées mornes et vagabondes. Au contraire, je suis méthodique, organisée, presque mécanique. Je fais les choses, les unes après les autres et je ne réfléchis pas plus loin.


C’est dans cet état robotisé que j’arrive chez lui à 9h tapante. A nouveau, passer la clé dans la serrure moi-même me fait une étrange sensation. Comme si après avoir ouvert la porte de quelques centimètres, une alarme allait sonner l’intrusion.


Dans le vestibule, c’est le calme plat. Je dépose mon sac dans lequel se trouve mon pic-nic et ma gourde remplie d’eau. En la voyant, je ricane. Quelle prévoyance. N’y a-t-il plus d’eau courante, ni de verres à disposition ? Je ne suis pas chez moi. Je n’ose pas me servir.

Je manque d’air, je ne sais pas par où commencer. Je me dirige vers la cuisine et tourne un peu en rond. Non, trop à faire dans cette partie-ci. Je devrais sans doute commencer par le bureau.


Au premier étage sur la gauche en haut de l’escalier, la chambre et la salle de bain. La chambre d’amis et le bureau sur la droite. Toutes les portes sont ouvertes, sauf celle du bureau. Je ne sais pourquoi, je frappe avant d’entrer. En actionnant la poignée, je l’imagine assis devant son grand bureau en bois foncé. La petite lampe de lecture éclairant les dernières factures reçues qu’il est en train d’analyser. Sa cigarette se consume depuis longtemps sur le bord du cendrier et il me regarde par-dessus ses demi-lunes. Sauf qu’une fois la porte ouverte, c’est évidemment un tout autre spectacle qui s’offre à mes yeux. Le bureau est rangé. La lumière est éteinte. Un faible rayon de soleil passe à travers le voile de la fenêtre. Une légère odeur de renfermé me rappelle qu’il n’est plus passé par ici depuis plusieurs jours.

Me disant qu’il aimerait pouvoir profiter d’une atmosphère agréable, je me hâte d’ouvrir la fenêtre et se faisant, renverse malgré moi une pile de livres posée devant.


Le bruit semble se répercuter dans toute la maison. Je me fige. Il aimait l’ordre et l’attention aux choses. Je suis trop maladroite, je fais tout trop vite. Je n’ai pas de repères ici. Rien ne me semble logique. Je suis chez lui, pas chez moi. Les livres ramassés et remis à leur place, je m’installe sur sa chaise et contemple en silence la pièce autour de moi.


Je dois avoir vidé la maison pour la fin de la semaine. Le propriétaire m’a déjà contactée, il souhaite remettre en location l’endroit le plus rapidement possible. Sur le coup, l’idée me semblait tout à fait cohérente, pas de vide locatif pour lui. Une épine en dehors du pied pour moi. Une succession réglée de mains de maitre. Vite fait, bien fait. Sauf que là, au milieu de tout ça. J’hésite. Je ne sais par où commencer.


Les heures défilent. Après avoir traité son courrier récent, et répertorier les divers fournisseurs à contacter. Je m’attaque aux éléments les plus personnels ; Les photos, les correspondances, les souvenirs, sa vie.


Je m’attends à chaque instant à ce qu’il ouvre la porte et me dise – Mais que fais-tu bon sang ? Fouiller ainsi chez moi ? Où es ta pudeur, ta discrétion ? Sors d’ici, tu n’es pas la bienvenue.


En réalité, je ne suis pas certaine qu’il se serait énervé, mais la chose est certaine… Je me sens l’étoffe d’une criminelle. La sensation de faire un braquage m’envahit. Trouver la clé qui ouvre cette boite en fer verrouillée. Décrypter le code de son ordinateur. Déchiffrer les notes énigmatiques qu’il a épinglées sur son buvard. Je dois tout décoder pour pouvoir m’emparer du trésor, et filer sans me faire attraper. L’escape game des héritiers. Jouer pour tout rafler. Fouiller pour s’emparer. Trier pour prendre possession.


Tout ici est à lui, et tout maintenant est à moi.


Je tombe sur une petite pile de lettres manuscrites. Plus personne n’écrit de courrier à la main. L’écriture est féminine, fine et élégante. Je lis les quelques premiers mots et réalise l’outrage que je suis en train de commettre. Le rouge me colore les joues, j’ai honte.


On parle bien peu de ce genre de chose. On parle de l’enfance, du métier, des grands-parents et autres sujets quotidiens… Mais qui parle de son jardin secret. Avec ses enfants, en prime ! A cet instant, il m’apparait clairement que je connaissais mon père, mais pas l’homme qu’il était. Ou du moins, l’homme qu’il avait été. Je rêve à lui et à ce dont il aspirait. Qui souhaitait-il devenir avant nous ? Que comptait-il faire de sa vie ? Je replie vivement la lettre sans la terminer.


Finalement, je ne mets de côté que peu de choses. Les meubles ne valent rien et ne sont pas à mon goût. A la fin de la journée, le bilan est assez clair. Le mobilier partira avec le vide-grenier fin de semaine. La vaisselle et les ustensiles de cuisine serviront aux prochains locataires. Les papiers seront jetés, les linges donnés.


Il est 23h, mon estomac se met à gargouiller et je réalise que je n’ai pas arrêté de la journée.

Cela fait un jour.

Un jour que l’infirmier m’a appelé, désolé.


Il est parti. Tout est parti. Sa chambre au centre médical est vide. Sa maison est scannée, analysée, compartimentée. Tout ce qui lui appartenait est déjà passé à quelqu’un d’autre. Drôle de destin qu’ont les objets… Appartiennent à quelqu’un un jour puis passent de mains en mains pour finalement devenir la propriété d’un autre.


Je pense à tout ce que ces objets pourraient raconter s’ils avaient une voix. Et là, sans crier gare… Une larme roule sur ma joue. Les robinets s’ouvrent, je m’effondre. Le désarroi envahit mon âme. Je m’effondre sur le canapé du salon et pleure pendant ce qui me semble être une éternité. J’oublie de manger.


Épuisée par cette vague d’émotion, je m’endors chez mon père et retombe à nouveau dans un sommeil épais, sans rêve.


A mon réveil, je suis déphasée, un peu perdue. Où suis-je ? Je me lève fourbue et me dirige vers l’entrée pour récupérer mon sac de provisions. Au passage, j’entrouvre la fenêtre du salon pour amener de l’air frais. J’entends le frigo ronronner dans la cuisine et les enfants du voisin qui jouent dans le jardin. Je reconnais le plus jeune, Théo, qui hurle sur sa sœur. Je souris. La vie se poursuit et quoi qu’il se passe, il y aura toujours des enfants pas loin pour crier, rire et pleurer.


Je me fais un café et choisis la belle tasse bleue que je comptais garder. J’engloutis mon pic-nic assise en tailleur dans le salon. La radio annonce les infos du jour après un morceau des Rolling Stones. Il fait bon car hier, j’ai relancé le chauffage. En cet instant, bizarrement, je me sens bien. J’ai pleuré. Je sais que je ne peux plus l’appeler, prendre de ses nouvelles mais là, je me sens chez moi.

 
 
 

Comentarios


bottom of page